Emploi, consommation, investissement, tous les voyants sont au vert aux Etats-Unis. A tel point que la Fed hésite à baisser ses taux. Mais des lignes de faille existent et le temps ne joue pas pour Powell.
Circulez, il n’y a rien à voir ! A chaque publication économique d’importance Outre-Atlantique, c’est le même schéma qui se répète : l’activité va bien, encore mieux qu’anticipé, la croissance est là, l’emploi est dynamique, les entreprises investissent et les marchés saluent le mouvement. Bref, tout va bien et ça va durer.
Le revers de la médaille est que la Fed repousse – dans ses déclarations tout du moins – le début et l’ampleur des baisses de taux annoncées avec fracas par Jerome Powell lors de sa dernière réunion de politique monétaire de l’année dernière.
Depuis début janvier, tous les membres du conseil des gouverneurs de l’institution de Washington, à commencer par le très écouté Raphaël Bostic de la Fed d’Atlanta, s’évertuent à tempérer les ardeurs des marchés, en prônant la prudence face la vigueur inattendue des grands indicateurs économiques et en réaffirmant la nécessité de disposer de « plus de données » avant d’enclencher un nouveau cycle monétaire.
Pour leur défense, la vigueur économique américaine surprend tous les observateurs depuis plusieurs trimestres. Loin d’hésiter entre ralentissement brutal ou en douceur, l’activité continue sur son erre, voire accélère dans certains secteurs. Au point de faire douter de la pertinence de la notion même de cycle.
Les éléments les plus impressionnants tiennent au marché de l’emploi, qui permet de soutenir la consommation. Le taux de chômage est effet inférieur à 4% depuis décembre 2021, soit 25 mois, dépassant la période du « boom Trump » entre mars 2018 et février 2020. Il faut remonter plus de cinquante ans en arrière pour trouver une telle performance. Qui plus est, aucune minorité ethnique n’a été laissée à l’écart puisque l’écart entre le taux de chômage des afro-américains, à 5,2%, et celui de la communauté blanche, de 3,4%, est au plus bas historique
En outre, non seulement les salaires ont profité de cette « économie sous haute pression », mais ce sont les catégories les moins bien payées qui ont, en relatif, le plus profité de ces circonstances favorables : sur un an, les revenus hebdomadaires réels – nets de l’inflation – des 25% des américains situés en bas de l’échelle se sont appréciés d’un peu plus de 1% tandis que le salaire médian n’a progressé que d’à peine plus de 0,5%. Résultat, la consommation reste très dynamique, en particulier dans le secteur des services.
L’investissement lui aussi profite de ce « printemps américain ». Ainsi les projets se multiplient dans le pays. Profitant des milliards de dollars déversés par l’administration Biden – principalement dans les Etats républicains d’ailleurs – pour relancer les grands projets industriels, les entreprises européennes se sont ruées vers ce nouvel eldorado.
Rien qu’en 2023, Volkswagen et Mercedes Benz ont ainsi annoncé de nouveaux projets pour presque 4 milliards de dollars à eux deux. Au total, l’année dernière, ce sont plus de 200 milliards de dollars chaque trimestre qui se sont investis dans le secteur manufacturier américain. Quel contraste avec la longue période 1970-2020 avec des montants trimestriels oscillant entre 50 et 100 milliards de dollars !
Ces belles performances poussent de plus en plus d’observateurs à remonter leur estimation du niveau taux d’intérêt « neutre », celui vers lequel la Fed devrait tendre pour quitter sa position restrictive et laisser l’activité suivre son cours. Pourquoi pas de 3% – 1,5% de croissance potentielle et 1,5% d’inflation – vers 4%, soit 2% de croissance potentielle et 2% d’inflation ? Cela ne laisserait que peu d’espace pour baisser les taux… et beaucoup de temps pour le faire car rien ne presse tant les derniers chiffres indiquent une grande solidité.
Néanmoins l’économie américaine n’est pas invulnérable et des lignes de faille apparaissent qui devraient au contraire inciter la Fed à ne pas retarder l’ouverture d’un cycle d’allègement des conditions financières et à ne pas avoir la main trop légère une fois ce cycle commencé.
Même si les derniers chiffres de l’emploi ont été nettement supérieurs aux attentes, certaines fragilités sont bien là. Tout d’abord, les chiffres de janvier sont à prendre avec précaution tant les « corrections saisonnières » sont toujours massives en début d’année.
Ensuite, et plus important encore, le nombre d’emplois à temps plein stagne depuis l’été et a baissé ce mois-ci. Ce sont donc les doubles ou triples emplois par personne qui permettent d’afficher de bons chiffres mensuels, ce qui n’est pas le signe d’une grande solidité. D’ailleurs, en décembre 2023, un sondage Harris Poll montrait que près de 40% des ménages interrogés avaient besoin de plusieurs sources de revenus pour boucler leurs fins de mois.
Par ailleurs, les signaux les plus avancés du marché de l’emploi signalent une dégradation possible des conditions générales : l’indicateur « suivi des salaires » de la Fed d’Atlanta est en baisse depuis mars 2023 et la composante « intention d’embauches » de l’enquête NFIB des petites et moyennes entreprises du pays, se dégrade elle aussi rapidement, tout comme la mobilité professionnelle des américains, qui sont de plus en plus hésitants à démissionner.
La consommation montre elle aussi des signes de fragilités. Au-delà des dernières statistiques de ventes au détail, décevantes mais elles aussi très volatiles en ce début d’année, la montée régulière des taux de défaut sur les cartes de crédit ainsi que sur les emprunts destinés à l’achat d’un véhicule, montre que l’euphorie de la période « épargne post CoVid » est bien terminée.
S’il fallait une confirmation supplémentaire de l’effritement progressif du dynamisme de la consommation, l’indicateur Visa « Spending Momentum », qui tire ses conclusions directement de l’utilisation des cartes de crédit, montre que l’élan repose sur un sous-ensemble d’utilisateurs toujours plus étroit, et que seules les dépenses récurrentes continuent à progresser. Même les réservations aériennes, de services hoteliers et de restauration – via le service Open Table – longtemps préservées, baissent puis décembre.
Restent les entreprises. Là aussi, les indicateurs avancés des Fed régionales ne sont pas très optimistes. Le Philadelphia Services Index pour le mois de février, à -8,8, tout comme l’indice d’activité de la Fed de Chicago, ressorti le 22 février à -0,30, montrent une dégradation des conditions économiques.
Et reste le plus difficile, à savoir encaisser l’impact des hausses de taux très rapides entre mars 2022 et juillet 2023. A ce jour, les taux de refinancement des entreprises n’ont que peu monté en raison des levées massives de l’après-pandémie. Mais le mur approche et la complaisance n’est pas de mise.
Malgré tout, l’économie américaine reste pleine de ressources et les résultats des entreprises montrent leur capacité d’adaptation. Néanmoins, la Fed ne doit pas trop tarder à prendre la mesure de l’indéniable ralentissement de la dynamique. Elle doit agir. Vite et sans trembler.