Industrie, souveraineté, soutien budgétaire, l’administration Biden fait feu de tout bois pour présenter un bilan économique puissant en 2024. Mais cela ne va pas sans risque
Loin de l’Amérique de Ronald Reagan, Joe Biden se revendique ouvertement de l’ère Eisenhower (1952-1960) avec des liens entre le business, les marchés et le gouvernement qui marchaient main dans la main.
En politique intérieure cela se traduit par un interventionnisme massif de l’Etat fédéral pour faciliter l’installation d’industries capables tout à la fois de revitaliser les tissus économiques locaux dans les Etats de la Rust Belt qui seront au centre de l’élection présidentielle de 2024 (Pennsylvanie, Ohio, Wisconsin), de faciliter la transition vers une économie moins carbonée, et de se rapprocher de l’auto-suffisance dans des secteurs considérés comme stratégiques pour la souveraineté américaine comme les semi-conducteurs.
Ces projets industriels au centre desquels se trouvent l’IRA (Inflation Reduction Act) et le CHIPS and Science Act, vont générer a minima le versement de 200 milliards de dollars de subventions pour 85000 emplois potentiellement créés. Certaines estimations vont jusqu’à 1000 milliards de dollars sur huit ans !
Résultat : les annonces concrètes se sont multipliées, en particulier en provenance de TSMC qui prévoit la création de deux usines géantes de fonderie de semi-conducteurs.
Mais les limites de cette politique commencent à apparaitre. La première est budgétaire. Depuis juillet 2022, le déficit primaire américain, hors paiement des intérêts de la dette, s’est creusé de presque 5% du PIB. Ce puissant soutien à l’activité ne peut s’étendre indéfiniment.
D’abord parce que la dette fédérale coûte de plus en plus cher, au point que la charge d’intérêts annuelle devrait dépasser les 1000 milliards de dollars l’an prochain. Et aussi parce que la perspective des prochaines élections de novembre 2024 devrait inciter la majorité républicaine à la Chambre à freiner les ardeurs de l’administration démocrate, au point que certains recommencent à parler de « shutdown » pour la fin 2023.
La deuxième est opérationnelle. Ce vaste plan se heurte en effet aux capacités du marché de l’emploi américain. Tout d’abord dans les métiers techniques. TSMC vient ainsi d’annoncer le 20 juillet dernier, le report du démarrage de sa première unité géante à Phoenix en Arizona, de 2024 à 2025, pour cette raison.
Et le problème est structurel : dans le pays, chaque année, ce sont environ 70000 étudiants qui sont diplômés de sciences de l’ingénieur alors que, d’ici 2030, ce sont 1,4 millions d’emplois qui seront créés dans l’économie numérique d’après une estimation du magazine The Economist. Et l’immigration, peu populaire en cette période pré-électorale, ne suffira pas à combler le manque
Les contraintes du marché de l’emploi ne s’arrêtent pas à l’intérieur des usines. C’est également le secteur de la construction, très tendu, qui risque de caler au moment de bâtir ces unités de production : pour la seule première année du CHIPS, on estime qu’environ 100 000 personnes seront sollicitées sur les chantiers.
La dernière limite à l’intérieur du pays tient aux doutes quant à l’effet d’entrainement réel que peuvent générer ces investissements industriels très coûteux en argent public. D’abord sur la quantité d’emplois : malgré 800 000 emplois manufacturiers créés aux Etats-Unis depuis janvier 2021, ce sont bel et bien les services qui ont permis au taux de chômage d’atteindre son plus bas niveau en plus de 50 ans. Les industries d’aujourd’hui sont moins riches en emplois qu’en robots, et ceux-ci ne contribuent pas à revitaliser un territoire… et ne votent pas non plus.
Les doutes existent aussi quant à la supériorité réelle de ces emplois. En effet, depuis la fin des dernières grandes vagues d’exode rural, l’innovation et les gains de productivité sont de plus en plus logés dans les services à haute valeur ajoutée. En 2010, les salaires dans l’industrie aux Etats-Unis étaient en moyenne 5% plus élevés que dans les services. En 2022, le différentiel s’inverse en raison de la forte progression des salaires dans le numérique, la finance ou le droit.
Reste l’argument extérieur : cet effort de relance industriel, couplé à la poursuite des politiques commerciales agressives de l’administration précédente, vise à renforcer la souveraineté du pays et à sécuriser les chaines de valeur les plus importantes.
A ce titre, on peut parler d’une inspiration proprement machiavélienne assumée par l’administration Biden. Si l’on se réfère au discours de Jake Sullivan, le conseiller de Joe Biden à la Sécurité, prononcé à la Brookings institution en avril dernier, on comprend que le seul critère de décision en politique économique, y compris vis-à-vis des partenaires, clients, concurrents et rivaux stratégiques des Etats-Unis est « est-ce que c’est bon pour la classe moyenne américaine ? »
Ceci signifie la fin d’une certaine Amérique Wilsonienne garante de la paix, cherchant le bien commun et l’équilibre général. Mais cette « course à l’armement » industriel et commercial, y compris vis-à-vis de l’Europe et d’autres alliés de longue date, présente, elle aussi, plusieurs limites et inconvénients.
Tout d’abord, le coût économique croissant pour le pays, au-delà même des subventions publiques. La difficulté de dupliquer tout un écosystème, les coûts supérieurs aux Etats-Unis et les difficultés d’approvisionnement en ressources critiques – y compris l’eau en Arizona – expliquent par exemple que les derniers calculs montrent un surcoût de l’ordre de 30% pour les semi-conducteurs de TSMC au Texas par rapport à ceux produits à Taiwan.
La souveraineté énergétique du pays ne progressera sans doute pas non plus sensiblement après les plans industriels dans les renouvelables. La construction de nouvelles capacités ne permettra par exemple pas de combler le retard en termes de raffinage des métaux rares nécessaires à ces infrastructures et la Chine restera pour de nombreuses années en situation de quasi-monopole.
Quant aux chaines de valeurs, les sanctions commerciales, les limitations des investissements, le « nearshoring » ou le « friendshoring », ne font finalement que complexifier à loisir les circuits d’approvisionnement. La progression des importations américaines en provenance de pays asiatiques hors Chine ne parvient par exemple pas à masquer que ces derniers sont de plus en plus connectés à leur voisin géant.
Et ce n’est sans doute pas un hasard si le Regional Comprehensive Economic Partnership, effectif depuis le 1er janvier 2022 et qui structure les échanges de quatorze pays du Sud-Est asiatique autour de l’Empire du Milieu s’est donné comme priorité de créer un marché fluide sur les biens industriels intermédiaires, précisément ceux utilisés dans les exportations vers l’Occident…
Face à ces limites, reste à espérer le renouveau d’un esprit de coopération internationale, pourquoi pas lors du prochain G20 de New Delhi ?