A la course à la dévaluation a succédé la course à l’appréciation des devises. Dans cette confrontation, la BCE part avec de lourds handicaps. La « guerre des monnaies » est de retour mais l’enjeu a changé.
Durant la précédente décennie, l’ennemi s’appelait déflation et croissance atone. L’objectif – inavoué – des banquiers centraux était donc de faire baisser leur devise afin de contrer les pressions à la baisse des prix et de faciliter la tâche de leurs exportateurs.
Dans cette compétition, les politiques non conventionnelles ou « quantitative easing », ainsi que les taux négatifs furent les armes de prédilection. A moins évidemment de disposer avec Donald Trump d’une carte maitresse permettant de jeter le trouble par des tweets bien sentis destinés autant à faire pression sur ses partenaires qu’à déstabiliser ses adversaires.
L’irruption de l’inflation, et son installation durable dans le paysage économique mondial a renversé la problématique. Il s’agit désormais pour chaque grande zone monétaire de faire baisser le coût de ses importations, quitte à peser sur les exportations. Après tout qu’importe puisque l’objectif avoué des banques centrales est désormais de peser sur la demande globale pour calmer les tensions qui pèsent sur les chaines de production.
A ce jeu, la Fed est passée maître. Après des mois de tergiversations, elle a abandonné en décembre 2021 le qualificatif « transitoire » associé à l’inflation et n’a eu de cesse de durcir sa rhétorique pour convaincre de sa détermination à lutter contre l’inflation. Les actes ont suivi : une première hausse de taux en mars, de 25 points de base, suivie d’une autre en mai de 50 points de base et d’une dernière, le 15 juin de 75 points de base, un mouvement d’une ampleur inédite depuis le tour de vis piloté par Alan Greenspan en 1994.
Le résultat a été spectaculaire : après avoir oscillé entre 1,10$ et 1, 20$ pour un euro entre juillet 2017 et décembre 2021, le billet vert s’est envolé à partir de janvier 2022 pour venir tester ses plus hauts de mars 2017 à 1,04$ pour un euro. Les autres devises n’ont pas été épargnées : Yen, Sterling, Franc suisse et bien sûr devises émergentes, toutes ont décrochés face au billet vert.
Reste que la BCE, dans cette course pour éviter l’inflation – ou pour exporter son inflation chez ses partenaires commerciaux ! – part avec trois handicaps majeurs.
D’abord, la zone euro est structurellement exportatrice de biens et de services. Même si cette situation s’est renversée en 2022 en raison des hausses de prix des biens énergétiques et du ralentissement chinois qui a freiné notamment l’industrie manufacturière allemande, la nécessité de faire tourner le moteur des exportations suppose de modérer la force de sa devise par rapport aux autres zones géographiques et en premier lieu la zone dollar.
Ensuite, le positionnement monétaire des pays membres est très hétérogène et ne permet pas une réelle unité de vue au sein du conseil des gouverneurs de la BCE. Le groupe des frugaux, emmenés par les Pays-Bas et l’Autriche, souhaite maintenir une monnaie forte qui incite à une discipline budgétaire et économique rigoureuse. A l’inverse, les pays du Sud, tels la France, l’Italie, l’Espagne ou la Grèce – auxquels se joint la Belgique – ont besoin d’une monnaie plus faible pour soulager leur appareil productif, et surtout d’une BCE accommodante en raison de leurs dettes très importantes (plus de 150% du PIB pour l’Italie, 110% pour la France et l’Espagne).
Cette fragmentation monétaire – en fin de compte pas si différente de celle prévalant au sein du conseil de politique monétaire de la Fed où les représentants des différents états américains sont loin de partager la même vue – se double enfin et surtout d’une fragmentation politique qui constitue la fragilité fondamentale de l’euro et le principal obstacle à une réévaluation durable de la monnaie unique.
Depuis plus de dix ans, l’euro subit en effet une « prime de risque » liée à sa possible disparition. Cette prime de risque, mesurable dans les écarts de taux entre l’Allemagne, considérée comme la signature la plus solide, et les autres pays, s’est brutalement manifestée à l’été 2011 lorsque les investisseurs internationaux ont réalisé que la solidarité financière n’était pas assurée entre les membres de l’Union monétaire.
Fortement réduite après juin 2012 et l’engagement très ferme de Mario Draghi, alors président de la BCE, de maintenir à tout prix l’intégrité de la zone euro, elle s’est de nouveau manifestée à partir de fin 2019, dès lors que la ligne de conduite de la « nouvelle BCE », celle au management plus horizontal de Christine Lagarde, a dévié du principe sous-jacent de Mario Draghi : l’euro avant les traités.
Le moment « hamiltonien » de l’Europe en juillet 2020 avec l’accord pour un plan de relance doté d’un financement commun, au nom de l’Union, a paru éloigner ce spectre. Mais les bouleversements planétaires des derniers mois ont de nouveau renversé la perspective des marchés : l’euro, pour eux, reste fragile.
Comme souvent, c’est donc bien d’Outre-Atlantique que pourrait venir le salut. Depuis quelques semaines, certains indicateurs avancés d’inflation comme le prix du fret maritime, de plusieurs matières premières comme le bois ou le cuivre, ou encore les anticipations des directeurs d’achat, sont orientés à la baisse. Il suffirait alors d’un changement de ton de la Fed pour que l’euro, dont les taux vont tout juste entamer leur remontée, en profite. Mais Jay Powell ne semble pas encore conciliant.
Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste