Fragilité de l’emploi, stabilité finan-cière, enjeux politiques, voilà les trois sujets qui occupent la pensée de la Fed mais dont elle ne veut pas parler ouvertement. Elle préfère dire que « tout va bien au pays de l’oncle Sam » !
C’est le message qu’a martelé Jerome Powell tout au long de la conférence de presse qui suivait la dernière réunion du comité de Politique Monétaire de la Fed le 20 mars dernier.
Et le Président de l’institution de Washington d’appuyer son discours optimiste par des chiffres précis sous la forme de prévisions d’inflation – certes en légère hausse pour la version « Cœur PCE » à 2,6% pour 2024 mais sans alarmisme particulier – mais surtout d’anticipations très positives pour la croissance cette année, qui pourrait atteindre 2,1% contre seulement 1,4% prévu lors de la réunion de décembre 2023.
En dépit de ces projections rassurantes, l’analyse rigoureuse du discours et surtout de la conférence de presse de Jerome Powell, montre que trois sujets inquiètent la Fed et pourraient bien l’inciter à baisser ses taux plus vite mais surtout plus rapidement que prévu.
Commençons par le premier d’entre eux, le mandat « plein emploi » de la Fed. Interrogé sur les perspectives de futures baisses de taux et sur les conditions qui lui feraient envisager la possibilité d’accélérer celles-ci pour aller au-delà des trois mouvements de 25 bps du consensus, Jerome Powell a précisément mentionné d’éventuelles fragilités du marché de l’emploi.
Or malgré ses dénégations pendant la conférence de presse, celui-ci, sous des apparences robustes, présente de réelles lignes de faille. La première concerne le nombre d’emplois à temps plein. Entre juin 2023 et février 2024, ce ne sont pas moins de 1,8 millions de contrat de ce type qui ont disparu.
Autrement dit, les impressionnantes créations de postes depuis plusieurs trimestres sont liées exclusivement à la multiplication des temps partiels, ce qui ne peut être le signal d’une forte confiance dans l’avenir. Cela explique sans doute le décalage entre une économie vue comme très robuste et riche en emplois par les analystes, et des indices de confiance tels que ceux publiés tous les mois par l’Université du Michigan, en net retrait par rapport à leur moyenne historique.
La baisse rapide du taux de démission tout comme le déclin de l’intérim constituent d’autres signes de fragilité du marché de l’emploi américain. A 2,1% le premier est désormais nettement en dessous du rythme moyen de 2019. Quant au second, le nombre de salariés concernés vient de passer sous le seuil de 2,5 millions, là aussi en deçà des niveaux pré-pandémie. Autant de signaux d’alerte qui, s’ils venaient à se confirmer dans les semaines et mois à venir, pourraient inciter la Fed à desserrer plus vite l’étau financier.
Le deuxième sujet à surveiller dans le « sous-texte » de la Fed complète son double mandat de stabilité des prix et de plein emploi : c’est la stabilité financière aux Etats-Unis et, compte tenu du statut du dollar, dans le monde.
Ce véritable « mandat complémentaire », jamais véritablement explicité, était bien dans l’esprit du comité de politique monétaire lorsque celui-ci a décidé, selon les dires de son président, d’anticiper les travaux préparatoires à la diminution du rythme de baisse des actifs présents dans son bilan.
Un tel changement de dynamique serait très apprécié des marchés car il contribuerait à alléger les contraintes de financement. Il répond cependant principalement au souhait de la Fed de préserver le bon fonctionnement du marché des T-Bills et de ne pas créer la possibilité d’un « accident financier » touchant par exemple le réseau des banques régionales, déjà très affectées par les difficultés de l’immobilier commercial.
Cette nouvelle préoccupation est légitime car depuis plusieurs mois, la volatilité du marché monétaire américain inquiète les autorités. La Fed est soucieuse de ne rien casser sur un marché essentiel au fonctionnement du circuit de financement du pays, et les inquiétudes récurrentes au sujet de la robustesse du bilan des banques régionales pourraient bien, là aussi, l’inciter à presser le pas et à stabiliser plus vite que prévu la taille de son bilan.
La pression politique croissante sur les décisions de la Fed est sans conteste le troisième sujet qui monte dans les préoccupations des gouverneurs et membres du directoire ; plus les élections du 5 novembre se rapprocheront, plus la tension deviendra importante. Le temps presse donc pour prendre les décisions les plus importantes et les prochaines réunions seront cruciales car un changement de cap en septembre ou en octobre, en pleine bataille électorale, serait très complexe à piloter.
D’ores et déjà, les deux camps s’agitent autour de ces questions. Pour les démocrates, c’est la sénatrice du Massachussetts, Elizabeth Warren, qui a sonné la charge lors de la dernière audition de Jerome Powell, demandant de façon insistante à ce que les taux baissent rapidement pour alléger la charge sur les ménages les plus modestes.
Pour les républicains, il s’agit de préparer dès maintenant la succession de Jerome Powell en préparant des listes de noms de candidats putatifs, jugés compatibles avec les orientations économiques de Donald Trump, adepte de taux bas et d’un dollar compétitif au regard des grandes devises des partenaires commerciaux de l’Amérique.
C’est ainsi que début mars, trois noms ont été évoqué par l’entourage du candidat : Arthur Laffer, économiste chef de file de l’économie de l’offre, Kevin Warsh, gouverneur de la Fed entre 2006 et 2011 et opposant déclaré aux politiques non conventionnelles, et Kevin Hassett, président du conseil d’analyse économique de la Maison Blanche lors de la présidence Trump.
En cas de victoire en novembre du fantasque milliardaire, rien ne dit que le futur nominé soit un de ces trois hommes, mais le simple fait de laisser flotter ces informations dans l’atmosphère politique déjà incandescente du pays à plus de deux ans de la fin du mandat de Jerome Powell, en dit long sur l’intérêt que porte l’équipe de campagne à ce sujet.
L’ensemble de ces éléments compose un paysage financier américain bien plus complexe que ne le laisserait percevoir le discours positif du président de la Fed. Le temps des décisions approche et le calendrier s’accélère. Afin que l’économie et les marchés puissent continuer sur leur lancée, une action résolue pour baisser la pression financière sera nécessaire.