Les liens entre les deux
rives du détroit de Taiwan sont très étroits. L’élection présidentielle n’y
changera rien. Mais la concurrence entre « modèles chinois » n’a jamais été
aussi vive.
Samedi 13 janvier, Lai
Ching-Te a été élu président de la République de Chine. Fidèle à la ligne politique de son parti, le DPP,
dont est issue l’actuelle présidente, Tsai Ing-Wen, il a réaffirmé sa volonté,
à la fois de préserver le statu quo à Taipei – donc sans déclaration formelle
d’indépendance – et de consolider un modèle démocratique libéral, très
différent du « socialisme aux caractéristiques chinoises » qui règne de l’autre
côté du détroit.
Pour Pékin, la victoire de
Lai est un peu atténuée par la défaite des « verts » du DPP au parlement de
Taiwan qui doivent abandonner la majorité aux « bleus » du KMT, favorables à
une coopération renforcée avec la République Populaire. Cet équilibre entre le pouvoir législatif et
exécutif pourrait empêcher des prises de positions trop radicales susceptibles
d’inciter Xi Jinping à accentuer encore sa pression militaire et économique sur
l’ile rebelle.
Néanmoins, malgré une incertitude réelle quant aux
réactions de Pékin dans les jours et les semaines à venir, les élections ne changeront rien aux liens très étroits
entre Taiwan et le Continent.
D’abord par le peuplement. Même si désormais moins de 10% des citoyens de
l’ile s’identifient comme « uniquement ou principalement chinois » nul doute
que sa population soit ethniquement chinoise. En effet, depuis l’installation
des rebelles Ming menés par Koxinga fuyant l’avancée des manchous au milieu du
XVIIè siècle, puis la conquête par l’empire Qing à la fin du XVIIème siècle, le
poids des Han n’a cessé de progresser. Malgré la longue colonisation japonaise,
ils représentent ainsi aujourd’hui plus de 90% de la population.
Par la culture ensuite : même si le confucianisme n’est pas dominant
comme sur le continent, les autres courants spirituels chinois, à savoir le
bouddhisme et le taoïsme, sont très présents à Taiwan avec des cultes comme
celui de la déesse de la mer Matsu que l’on retrouve aussi au Sud du Fujian, à
Hainan ou à Hong Kong.
Mais c’est sans doute
économi-quement que les liens entre les deux rives du détroit de Formose sont
les plus marquants désormais. Longtemps
aux marges du monde chinois et cantonnée à un lieu d’échange avec la sphère
d’influence japonaise, Taiwan a en effet largement contribué, depuis plus de
quarante ans, à la création de la puissance manufacturière du continent.
Dès la fin des années 1970
et le début des « Quatre Modernisations » de Deng Xiaoping, donc
bien avant la libéralisation des échanges avec le continent, annoncée par une
série de décrets entre 1988 et 1992, de nombreux
entrepreneurs taiwanais ont massivement investi les « Zones Économiques
Spéciales » créées par le petit timonier.
Le plus emblématique est bien sûr Terry Gou, dont la
famille a émigré à Taiwan en 1945, qui créa en 1974 à Shenzen, la Hon Hai
Precision Industry Compagny plus connue sous le nom de Foxconn. A ce jour, et
malgré les flux massifs venus du reste du monde dans les années 2010, Taiwan
demeure, de très loin, le principal investisseur « étranger » sur le continent.
Cette dynamique a constitué
une communauté très puissante de
businessmen taiwanais dans le Sud-Ouest de la Chine. On considère qu’il y a, à
ce jour, entre 1 et 3 millions de ces « taishangs », qui partagent leurs
vies personnelles et professionnelles entre les deux rives du détroit.
La République Populaire et
la République de Chine ont ainsi tissé des liens très étroits que personne n’a
intérêt à casser. Malgré des
efforts considérables, Pékin ne produit que moins du quart des semi-conducteurs
dont son industrie de pointe est grande consommatrice et dépend largement de
TSMC pour les plus performants. Plus généralement, 80% des exportations de
Taiwan vers la Chine sont des machineries, équipements mécaniques et
instruments de haute précision. On est loin des chamailleries autour de la «
bataille de l’ananas taiwanais » en mars 2021 !
Mais ces liens n’empêchent
pas que l’autre « modèle chinois » proposé par Taipei, soit vécu comme un
redoutable concurrent, voire comme une menace, par Pékin. Le développement économique et politique de
Taiwan, montre en effet que la civilisation chinoise n’est pas incompatible
avec tout ce que Pékin considère comme un « corps étranger », que l’occident
veut imposer à la Chine.
En 1996, ce sont d’ailleurs la tenue effective d’élections
libres sur l’ile, qui avait déclenché la première confrontation dans le détroit
entre les marines chinoises et américaines depuis les tentatives de 1958 sur
les iles Kinmen et Matsu, ayant abouti à la défaite de la Chine communiste.
L’épisode de 1996 fut autrement plus sérieux avec la mobilisation de l’armée
populaire dans le Fujian et le tir de missiles depuis le continent. Seul
l’envoi de 2 porte-avions américains, le Nimitz et l’Independence, avait permis
le retour au calme.
On peut même affirmer, ainsi que l’a démontré récemment
Valérie Niquet pour le compte de la Fondation pour la Recherche Stratégique,
que la Constitution de 1990 et les élections
présidentielles de 1996 à Taipei ont été l’élément décisif de la rupture entre
les deux côtés du détroit. Depuis
lors, il ne peut plus y avoir, comme avec Hong Kong, un accord entre deux
autorités centrales pour intégrer l’ile au Continent. Et les alternances
démocratiques apaisées en 2000, 2008 et 2016 n’ont que confirmer l’ancrage de
Taiwan dans le camp des démocraties libérales.
Cette rivalité de modèle
s’étend et se diffuse à la sphère économique. La prospérité de Taiwan est une indéniable réussite : son PIB
pointe au 21ème rang mondial, et son taux de pauvreté – mesuré par la
proportion de la population vivant avec moins de 50$ par jour – est le plus bas
de tous les pays d’Asie.
Ces succès s’appuient sur l’alliance d’une recherche de
pointe – avec l’Industrial Technology Research Institute de Taipei – la
création de « sciences parks » – dont est issue TSMC – et surtout la confiance
gagnée auprès des investisseurs et partenaires économiques étrangers qui permet
des relations fluides dans le respect des règles de droit.
Pour les marchés, il est
nécessaire que le dialogue et l’apaisement prévalent dans ce détroit par où
transitent 60% du trafic de conteneurs dans le monde. Il serait souhaitable
aussi que Xi Jinping puisse s’inspirer de cet autre « modèle chinois »
pour faire évoluer la Chine dont l’économie ne connait pas encore la reprise
espérée.
Par Wilfrid Galand , Directeur Stratégiste