Taiwan, l’autre modèle chinois

15 January 2024

Les liens entre les deux rives du détroit de Taiwan sont très étroits. L’élection présidentielle n’y changera rien. Mais la concurrence entre « modèles chinois » n’a jamais été aussi vive.

Samedi 13 janvier, Lai Ching-Te a été élu président de la République de Chine. Fidèle à la ligne politique de son parti, le DPP, dont est issue l’actuelle présidente, Tsai Ing-Wen, il a réaffirmé sa volonté, à la fois de préserver le statu quo à Taipei – donc sans déclaration formelle d’indépendance – et de consolider un modèle démocratique libéral, très différent du « socialisme aux caractéristiques chinoises » qui règne de l’autre côté du détroit.

Pour Pékin, la victoire de Lai est un peu atténuée par la défaite des « verts » du DPP au parlement de Taiwan qui doivent abandonner la majorité aux « bleus » du KMT, favorables à une coopération renforcée avec la République Populaire. Cet équilibre entre le pouvoir législatif et exécutif pourrait empêcher des prises de positions trop radicales susceptibles d’inciter Xi Jinping à accentuer encore sa pression militaire et économique sur l’ile rebelle.

Néanmoins, malgré une incertitude réelle quant aux réactions de Pékin dans les jours et les semaines à venir, les élections ne changeront rien aux liens très étroits entre Taiwan et le Continent.

D’abord par le peuplement. Même si désormais moins de 10% des citoyens de l’ile s’identifient comme « uniquement ou principalement chinois » nul doute que sa population soit ethniquement chinoise. En effet, depuis l’installation des rebelles Ming menés par Koxinga fuyant l’avancée des manchous au milieu du XVIIè siècle, puis la conquête par l’empire Qing à la fin du XVIIème siècle, le poids des Han n’a cessé de progresser. Malgré la longue colonisation japonaise, ils représentent ainsi aujourd’hui plus de 90% de la population.

Par la culture ensuite : même si le confucianisme n’est pas dominant comme sur le continent, les autres courants spirituels chinois, à savoir le bouddhisme et le taoïsme, sont très présents à Taiwan avec des cultes comme celui de la déesse de la mer Matsu que l’on retrouve aussi au Sud du Fujian, à Hainan ou à Hong Kong.

Mais c’est sans doute économi-quement que les liens entre les deux rives du détroit de Formose sont les plus marquants désormais. Longtemps aux marges du monde chinois et cantonnée à un lieu d’échange avec la sphère d’influence japonaise, Taiwan a en effet largement contribué, depuis plus de quarante ans, à la création de la puissance manufacturière du continent.

Dès la fin des années 1970 et le début des « Quatre Modernisations » de Deng Xiaoping, donc bien avant la libéralisation des échanges avec le continent, annoncée par une série de décrets entre 1988 et 1992, de nombreux entrepreneurs taiwanais ont massivement investi les « Zones Économiques Spéciales » créées par le petit timonier.

Le plus emblématique est bien sûr Terry Gou, dont la famille a émigré à Taiwan en 1945, qui créa en 1974 à Shenzen, la Hon Hai Precision Industry Compagny plus connue sous le nom de Foxconn. A ce jour, et malgré les flux massifs venus du reste du monde dans les années 2010, Taiwan demeure, de très loin, le principal investisseur « étranger » sur le continent.

Cette dynamique a constitué une communauté très puissante de businessmen taiwanais dans le Sud-Ouest de la Chine. On considère qu’il y a, à ce jour, entre 1 et 3 millions de ces « taishangs », qui partagent leurs vies personnelles et professionnelles entre les deux rives du détroit.

La République Populaire et la République de Chine ont ainsi tissé des liens très étroits que personne n’a intérêt à casser. Malgré des efforts considérables, Pékin ne produit que moins du quart des semi-conducteurs dont son industrie de pointe est grande consommatrice et dépend largement de TSMC pour les plus performants. Plus généralement, 80% des exportations de Taiwan vers la Chine sont des machineries, équipements mécaniques et instruments de haute précision. On est loin des chamailleries autour de la « bataille de l’ananas taiwanais » en mars 2021 !

Mais ces liens n’empêchent pas que l’autre « modèle chinois » proposé par Taipei, soit vécu comme un redoutable concurrent, voire comme une menace, par Pékin. Le développement économique et politique de Taiwan, montre en effet que la civilisation chinoise n’est pas incompatible avec tout ce que Pékin considère comme un « corps étranger », que l’occident veut imposer à la Chine.

En 1996, ce sont d’ailleurs la tenue effective d’élections libres sur l’ile, qui avait déclenché la première confrontation dans le détroit entre les marines chinoises et américaines depuis les tentatives de 1958 sur les iles Kinmen et Matsu, ayant abouti à la défaite de la Chine communiste. L’épisode de 1996 fut autrement plus sérieux avec la mobilisation de l’armée populaire dans le Fujian et le tir de missiles depuis le continent. Seul l’envoi de 2 porte-avions américains, le Nimitz et l’Independence, avait permis le retour au calme.

On peut même affirmer, ainsi que l’a démontré récemment Valérie Niquet pour le compte de la Fondation pour la Recherche Stratégique, que la Constitution de 1990 et les élections présidentielles de 1996 à Taipei ont été l’élément décisif de la rupture entre les deux côtés du détroit. Depuis lors, il ne peut plus y avoir, comme avec Hong Kong, un accord entre deux autorités centrales pour intégrer l’ile au Continent. Et les alternances démocratiques apaisées en 2000, 2008 et 2016 n’ont que confirmer l’ancrage de Taiwan dans le camp des démocraties libérales.

Cette rivalité de modèle s’étend et se diffuse à la sphère économique. La prospérité de Taiwan est une indéniable réussite : son PIB pointe au 21ème rang mondial, et son taux de pauvreté – mesuré par la proportion de la population vivant avec moins de 50$ par jour – est le plus bas de tous les pays d’Asie.

Ces succès s’appuient sur l’alliance d’une recherche de pointe – avec l’Industrial Technology Research Institute de Taipei – la création de « sciences parks » – dont est issue TSMC – et surtout la confiance gagnée auprès des investisseurs et partenaires économiques étrangers qui permet des relations fluides dans le respect des règles de droit.

 Pour reprendre l’exemple emblématique des semi-conducteurs, la confiance est en effet de règle entre les producteurs à Taiwan, les auteurs de brevets aux Etats-Unis, et les fabricants de machines en Europe. Joe Biden a interdit au néerlandais ASML d’exporter des machines vers la Chine et à l’américain Nvidia d’en faire de même pour les puces de dernière génération, mais garde sa confiance envers TSMC, qui utilise des machines ASML pour produire des puces NVidia.

Pour les marchés, il est nécessaire que le dialogue et l’apaisement prévalent dans ce détroit par où transitent 60% du trafic de conteneurs dans le monde. Il serait souhaitable aussi que Xi Jinping puisse s’inspirer de cet autre « modèle chinois » pour faire évoluer la Chine dont l’économie ne connait pas encore la reprise espérée.

Par Wilfrid Galand , Directeur Stratégiste