Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste chez Montpensier Finance
Crise de l’énergie, fracturations budgétaires et stratégiques, sombres perspectives économiques, l’Europe inquiète, et l’Allemagne est la clé du problème.
Les dernières prévisions du FMI publiées fin octobre ne laissent guère de place au doute : de toutes les zones géographiques, c’est bien l’Europe qui inquiète le plus. Seulement 0,6% de croissance prévue en 2023 alors qu’en juillet l’institution de Washington prévoyait encore une progression de 1,7% de l’activité du Vieux Continent l’an prochain.
Par rapport aux grandes régions mondiales, les chiffres du FMI soulignent que l’Europe souffre à court terme tout particulièrement de deux maux : la crise énergétique et le ralentissement chinois. Tous les pays de l’Union sont concernés à des titres et des degrés divers mais celui qui concentre les inquiétudes, une fois n’est pas coutume, c’est L’Allemagne.
Les maux sont plus profonds encore. La puissance Allemande en Europe et dans le monde reposait en effet sur quatre piliers : Une énergie russe abondante et peu chère, qui irriguait le pays au travers des gazoducs transcontinentaux, une industrie très efficace capable de séduire les consommateurs et entreprises chinoises, une politique européenne dynamique, veillant à maintenir la crédibilité d’un euro sous-évalué pour son tissu productif et une ouverture toujours plus grande vers le commerce international, et enfin une implication stratégique minimale en dehors de l’Europe afin de profiter au maximum du parapluie de sécurité des Etats-Unis et de l’OTAN.
L’irruption de la guerre en Europe est venue accélérer la remise en cause de la solidité de ces piliers et a suscité un questionnement en profondeur du « modèle » de performance du pays, qui vient fragiliser l’Union Européenne elle-même.
La première fragilité est énergétique. Ses répercussions sont tout autant économiques que politiques. Économiquement, la fin de « l’illusion du gaz » vient mettre un terme à « l’effet de levier russe » utilisé sans compter par l’économie allemande, à la façon dont la finance internationale utilisait avant 2008 ad libitum le crédit pour booster la croissance. Plusieurs dizaines de milliards de dollars payés chaque année à la Russie pour générer plus de 3500 milliards d’euros de PIB, beau levier !
Mais tout a changé. La montée vertigineuse des prix de l’énergie affaiblit durablement la compétitivité du pays, comme en témoigne la volonté du suédois Northvolt de déplacer l’usine géante de batteries prévues dans le Nord de l’Allemagne vers les Etats-Unis, où le prix du gaz est plus de deux fois moins cher.
Politiquement, la crise énergétique met fin à l’anesthésie des années Merkel, marquées par l’erreur historique d’abandon du nucléaire suite au tsunami de Fukushima et par une « Ost Politik » jamais démentie de ménagement des intérêts russes pour maintenir l’avantage compétitif de l’industrie allemande. Elle fracture également l’Europe, qui doit se positionner face au colossal plan de soutien de 200 milliards d’euros mis en place unilatéralement par Berlin pour protéger ses entreprises du choc énergétique. Rupture du champ concurrentiel ? Évidemment. Mais comment faire rentrer dans le rang le pays qui était l’arbitre des élégances budgétaires et monétaires de l’Union ?
La deuxième fragilité est chinoise. L’Empire du Milieu est devenu au fil des années le premier partenaire commercial de l’Allemagne. Premier marché pour son industrie automobile, la Chine a représenté durant la décennie 2010 jusqu’à 50% des marges des grands constructeurs d’Outre-Rhin. Elle a en outre développé des liens capitalistiques puissants avec de grandes entreprises chinoises : le spécialiste des robots industriel Kuka a ainsi été racheté par Midea en 2018 et le géant de la logistique Cosco doit prendre un peu moins de 25% du port de Hambourg.
Mais le zéro-CoVid et la pression politique des autorités chinoises sur les entreprises privées ont fini d’éteindre le moteur de croissance qui souffrait déjà de la rivalité sino-américaine. La montée des importations énergétiques n’est plus compensée par la croissance des exportations. Pour la première fois depuis la réunification du pays, l’Allemagne est en déficit commercial, et entraine avec elle l’Union Européenne.
Cela accentue la troisième fragilité du pays, la fragilité monétaire. Lors de la création de l’euro, l’abandon du Deutsche Mark en échange de la réunification du pays était conditionné à la duplication pour la Banque Centrale Européenne du mandat de la Bundesbank : indépendance totale vis-à-vis du politique et objectif strict de stabilité des prix.
Or la fragmentation croissante de l’Union face à la crise énergétique, le ralentissement économique, et la déstabilisation de sa position commerciale, pèse sur la capacité de la BCE à faire face efficacement au contexte inflationniste et à défendre l’euro face à la force du dollar. Dans un contexte de pression croissante sur les prix de production via les intrants industriels, l’euro devient ainsi trop sous-évalué pour l’ensemble de l’Union, et a fortiori pour le tissu économique allemand, qui doit en outre faire face à des revendications salariales de plus en plus fortes.
La dernière fragilité allemande est géostratégique et elle expose les failles de L’Union Européenne en la matière. Face au retour du tragique à l’Est du l’Europe, l’Allemagne ne peut plus être un partenaire de défense passif, simple soutien logistique des opérations extérieures de l’Union et hôte bienveillant mais peu engagé de l’Alliance Atlantique en Europe.
Le pays a entamé avec détermination sa mue. Il ambitionne de se doter rapidement d’un outil militaire à la hauteur de son poids économique et de sa position stratégique. Mais reste dans un lien indéfectible avec le protecteur historique américain, au risque de miner les ambitions de puissance de l’Europe : chasseurs F35, système de protection anti-missiles américain ou israélien, hésitations dans les programmes d’armement commun avec la France, en particulier terrestres, rien dans les choix récents effectués Outre-Rhin ne vient conforter sa place de cheville ouvrière européenne. C’est plutôt le chacun pour soi qui domine.
Pour revenir au centre du jeu économique, monétaire et stratégique mondiale, l’Europe a besoin d’une Allemagne forte, ambitieuse mais surtout déterminée à jouer sans tergiverser le jeu de l’Union. Tant que les ambiguïtés en ces domaines ne seront pas levé, l’Europe est condamnée à rester une courroie de transmission entre les géants. L’heure des choix arrive, Berlin ne doit pas désespérer Bruxelles… et encore moins Paris et Rome !