Prise en étau entre resserrement monétaire ultra rapide et forte décélération économique, c’est peut-être paradoxalement grâce à un nouvel élan politique que l’Europe peut s’en sortir.
Il y a un peu plus de vingt-cinq ans, le 1er juin 1998, l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg créaient la Banque Centrale Européenne afin de donner un lieu d’incarnation à la monnaie unique européenne qui allait voir le jour quelques mois plus tard, le 1er janvier 1999.
L’ambiance économique était, à l’époque, tendue. Après la crise asiatique de 1997, la Russie entrait dans une forte période de turbulences qui l’emmenait droit vers le défaut de paiement en août 1998. Face à ces périls, l’euro devait, selon les mots de Christine Lagarde lors de son discours du 24 mai dernier, apporter « stabilité, souveraineté et solidarité ».
Entre ces trois principes, le premier président de la BCE, le néerlandais Wim Duisenberg, fidèle à l’esprit de la Bundesbank, le modèle avoué de nouvelle institution, choisissait rapidement le premier comme fondement de son action. L’euro, héritier du Deutsche Mark, se devait avant tout d’être une monnaie stable, forte et protégeant l’union monétaire contre l’inflation, ce cauchemar des citoyens d’Outre-Rhin.
Un quart de siècle plus tard, Christine Lagarde, fidèle à cette ligne historique, a présidé au resserrement monétaire européen le plus rapide de l’histoire de la monnaie unique, le taux de dépôt de la BCE passant d’une marque négative de -0,5% à un taux positif de 3,25% en l’espace de onze mois. Notre indicateur MMS Montpensier de Conditions Monétaires reflète cette évolution et signale un environnement financier très dégradé depuis plusieurs mois.
Notre indicateur de MMS de conditions monétaires de la zone euro est à son plus bas depuis la période pré-crise de 2008Source : Bloomberg / Montpensier Finance au 30 juin 2023
Durant cette période, l’inflation a fortement régressé, passant d’un pic de 10,6% annualisé en octobre 2022 à 6,1% en mai 2023. Certes, le seuil des 2% est encore loin mais la tendance désinflationniste est établie, puissante, et d’autant plus crédible que la politique monétaire prend, selon l’estimation même de la BCE, a minima dix-huit mois voire deux ans pour produire son plein effet sur l’économie.
Mission en voie d’être accomplie sur le plan de la stabilité donc même si quelques doutes subsistent sur l’inflation des services, toujours plus persistance que celle sur les biens, et sur l’impact à moyen terme de la dynamique salariale en progression dans la zone euro.
Ce sont précisément ces doutes qui incitent la BCE à vouloir continuer « quoiqu’il en coûte » à monter les taux pour être absolument certaine que le seuil des 2% d’inflation sera bien atteint, sans risque de rebond ultérieur. Quitte à ne se focaliser que sur des indicateurs très en retard par rapport à la dynamique de l’économie, à l’image justement de l’inflation « cœur ». Et même peut-être à commettre une erreur de politique monétaire par excès de zèle en envoyant l’Europe dans une sévère récession.
Car le prix à payer pour cette orthodoxie monétaire toujours réaffirmée, et qui pourrait conduire à de nouvelles hausses de taux cet automne, est élevé. Le ralentissement de l’activité est en effet désormais très sensible. Nos indicateurs MMS Montpensier de Momentum Économique pour l’Allemagne, comme pour la France, l’Espagne ou l’Italie sont à des niveaux très faibles, jamais atteints hors crise de 2008 ou période de pandémie.
Le China Credit Impulse est reparti depuis mi-2022 un bon signe pour la croissance mondiale ?
Source : Bloomberg / Montpensier Finance au 30 juin 2023
Plusieurs signaux viennent conforter cette analyse et alerter sur le risque grandissant de récession marquée sur le Vieux Continent. L’indice IFO du climat des affaires en Allemagne, publié le 26 juin dernier, est ainsi ressorti très nettement inférieur aux attentes et les commentaires des économistes de l’institut allemand insistent sur le
ralentissement de la demande industrielle générée par les hausses de taux rapides et généralisées.
Par ailleurs, la croissance des crédits continue de ralentir dans l’Union Monétaire : pour les entreprises, la progression annualisée en mai 2023 était de 4%, soit au niveau moyen enregistré en 2018-2019 mais loin des rythmes de 5% à 9% de 2022. Pour les ménages, la situation est encore plus dégradée avec une progression limitée à 2,1%, au plus bas depuis décembre 2016.
Sans être une certitude à ce stade, la probabilité d’une récession euro-péenne dès cette année est ainsi de plus élevée. La récession « technique » enregistrée au premier trimestre 2023 et due à une variation très forte de l’activité en Irlande, très dépendante des stratégies fiscales des grandes entreprises américaines qui y ont installé leurs sièges, serait alors confirmée.
La situation économique et monétaire est donc indéniablement compliquée pour l’Union Européenne, dont la promesse de prospérité partagée pour les peuples qui la composent, est mise à rude épreuve.
C’est paradoxalement d’un nouvel élan politique que pourrait venir la lumière. Alors que les dissensions sont nombreuses entre les trois principales puissances européennes, l’Allemagne, la France et l’Italie, les trois pays ont annoncé le 26 juin dans un communiqué commun vouloir renforcer leur coopération et mettre en place des réunions ministérielles tripartites pour avancer sur les dossiers stratégiques de l’Union.
Dans les priorités de ce « Super Core » de l’Union, outre la gestion toujours très complexe et sujette à controverses, des flux migratoires, on devrait trouver les sujets qui structureront l’économie et la vie quotidienne des citoyens européens dans les prochaines années : énergie, technologie, santé, et bien sûr décarbonation.
Comme souvent, c’est dans les crises que se révèlent les capacités de rebond de l’Europe. Celle de 2008 et surtout de 2011 ont été l’occasion pour la BCE de prendre une dimension nouvelle de pivot de la construction européenne. La pandémie a permis de mettre en place une coordination d’une envergure inédite entre les Etats et la banque centrale pour faire face au choc, avec la mise en œuvre en Europe pour la première fois de son histoire d’un projet d’endettement conjoint et solidaire.
Une relance politique de l’Union Européenne apporterait de la stabilité, de la visibilité et de nouvelles perspectives, y compris pour les investisseurs qui ont déjà noté la bonne résistance des marchés européens cette année malgré un contexte économique et monétaire pesant. Espérons donc un nouvel élan estival.
Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste de Montpensier Finance