Amérique : le temps des pivots

10 November 2023

Stratégique, budgétaire, monétaire, politique, le temps des pivots est arrivé aux Etats-Unis, et l’impact sera mondial.

Les attaques du 6 octobre 2023 en Israël ont déclenché un pivot stratégique majeur aux Etats-Unis. Alors que le mouvement était, depuis 2011 et le déclenchement de la guerre en Syrie, à un désengagement clair du Moyen Orient, l’implication directe de la diplomatie américaine dans les négociations avec les pays du Golfe, ainsi que l’envoi de plusieurs bâtiments de guerre dans la région, dont le porte-avions USS Gerald Ford, fleuron de la flotte américaine, signale un puissant changement de paradigme.

Ce regain d’intérêt s’explique à la fois un souci de politique intérieure alors que la campagne pour les élections de novembre 2024 s’accélère, et par la volonté de limiter les risques d’escalade vers un conflit majeur. Paradoxalement, l’impact indirect pourrait être une détente sur d’autres fronts extérieurs.

Le brutal changement de climat au Proche et au Moyen Orient a en effet accéléré la levée partielle des sanctions de la Maison Blanche à l’encontre du pétrole au Venezuela, ce qui contribue à apaiser les tensions sur l’or noir et serait à même de compenser le retour d’une approche plus restrictive envers l’Iran.

En outre, l’implication récente de la Chine dans la région – acteur en particulier de la spectaculaire réconciliation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran – donne l’occasion de renouer, via cet angle diplomatique, avec une approche plus constructive entre les deux rivaux stratégiques même si le climat politique à Washington ne plaide pas pour un apaisement spectaculaire.

Le deuxième pivot américain est budgétaire. Après un creusement spectaculaire du déficit primaire du pays entre juillet 2022 et juillet 2023 – plus de 5 points de PIB – le temps est venu, sinon des vaches maigres, du moins d’une bien moindre prodigalité alors que la majorité Républicaine est de plus en plus fracturée.

Ceci devrait laisser plus de latitude à la Fed pour ajuster au mieux la suite de sa politique monétaire alors que son président a souvent laissé entendre ces derniers temps que la politique fiscale très agressive de l’administration Biden n’avait pas permis au resserrement des conditions de financement d’atteindre pleinement les objectifs de réduction du rythme de l’inflation.

L’impact de ce pivot sur l’effort d’investissement manufacturier dans le pays devrait en revanche demeurer limité, compte tenu des dépenses déjà engagées et du consensus à Washington sur la nécessite de poursuivre les efforts dans les domaines essentiels à la souveraineté comme les semi-conducteurs ou l’énergie.

Le troisième pivot est monétaire. Après la remontée des taux la plus rapide de ces quarante dernières années, accompagnée qui plus est d’une chute brutale des actifs détenus dans le bilan de la banque centrale, les membres du comité de politique monétaire de la Fed se sont succédés à partir de début octobre pour rappeler la nécessité de faire preuve désormais de prudence compte tenu de la montée des incertitudes.

Pour conforter cette approche, la Fed peut s’appuyer sur la décélération très nette de l’inflation depuis plusieurs mois, malgré un léger rebond matérialisé dans les chiffres de septembre. Elle bénéficie aussi de la normalisation graduelle du marché du travail, concrétisée par des augmentations de rémunérations tombées sous les 3% en rythme annuel en septembre dernier. Reste que la circonspection affichée par la Fed pourrait faire face à de fortes turbulences à court terme, ainsi que l’a rappelé Jerome Powell à plusieurs reprises.

Deux points sont particulièrement surveillés. Le premier est l’impact possible de la situation au Proche Orient sur les prix du pétrole et les conséquences sur l’inflation. Jusqu’ici, la Fed s’est montrée inflexible sur le retour à la cible des 2%, qui caractérise selon elle la stabilité des prix. Néanmoins, elle n’a également eu de cesse de rappeler que les chocs d’offre ponctuels n’étaient pas au cœur des mécanismes de transmission de l’inflation sous-jacente, la seule véritablement inquiétante et nécessitant une intervention des autorités monétaires.

Pourtant, l’histoire monétaire démontre qu’une hausse brutale des prix du pétrole n’est pas sans effet, à un horizon de quelques mois, sur l’inflation cœur. La Fed devrait donc demeurer vigilante sur ce sujet.

Le second point d’inquiétude est la déconnexion entre les indicateurs « bruts » de l’économie qui restent bien orientés, à l’image de la très bonne tenue des ventes au détail, et les enquêtes d’opinion, telle celle publiée mensuellement par l’Université du Michigan, qui montrent une nette dégradation des perspectives ainsi qu’une remontée significative des anticipations d’inflation à moyen terme.

Dans ce contexte, les fortes tensions géopolitiques dans le Golfe pourraient renforcer l’attentisme des acteurs économiques et faire basculer le scénario économique central vers un ralentissement plus prononcé de l’activité, incitant alors la Fed à définir un chemin d’assouplissement monétaire plus rapide que prévu.

 

Le quatrième et dernier pivot est politique. Alors que les élections présidentielles et au Congrès sont dans tout juste un an, la campagne entre dans une phase décisive.

Pour l’administration démocrate, il s’agit de tout faire pour démontrer aux électeurs que la prospérité, la souveraineté et la sécurité des américains ont progressé depuis 2020. A l’inverse, le jeu républicain, compte tenu des turbulences judiciaires autour de Donald Trump, sera d’insister sur la fragilité de la situation économique et les menaces grandissantes venues de l’extérieur.

Pour alléger les contraintes financières sur la population, et compte tenu du « pivot budgétaire » qui limitera très fortement les possibilités d’un soutien direct de la demande, il est probable que les pressions des soutiens démocrates se multiplient à l’encontre de la Fed pour desserrer rapidement l’étau monétaire et diminuer les taux d’intérêt alors que les taux hypothécaires à 30 ans atteignent la barre symbolique des 8% et que les demandes de prêt sont au plus bas depuis 1995.

Restent les aspects sécurité et souveraineté. De ce point de vue, la dégradation de la situation au Moyen Orient devrait renforcer la tentation de repli économique vers le continent américain – l’allègement des sanctions autour du pétrole vénézuélien est un symbole frappant – et les pays considérés comme sûrs. Cela pourrait profiter à l’Europe, tout comme au Japon, à l’Australie ou encore à l’Inde, dont le récent refus de régler le pétrole russe en Yuans apparait comme un signe positif donné à Washington.

Ces changements constituent pour les marchés une toile de fond qui ajoute de l’incertitude à un contexte stratégique de plus en plus tendu. Pourtant, en l’absence d’une escalade mortifère dans le Golfe, la simple matérialisation du pivot monétaire serait un signal encourageant pour la fin de l’année et permettrait a minima de rasséréner les investisseurs.

Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste chez Montpensier Finance