Les banques centrales sont-elles biaisées ?

31 January 2023

Biais de confirmation, d’autocomplaisance et surtout de cadrage, les Banques Centrales doivent se méfier de trois grandes distorsions de jugement. Premières réponses cette semaine.

Le 1er et le 2 février, la Fed et la BCE vont tenir leurs premières réunions de politique monétaire de 2023. C’est peu dire que leurs décisions et surtout les analyses de la situation économique de leurs zones géographiques respectives, sont très attendues.

Des deux côtés de l’Atlantique, après une très rapide remontée des taux d’intérêt et une nette diminution du bilan des deux institutions, l’environnement financier est désormais franchement restrictif, comme le montrent nos indicateurs MMS Montpensier de conditions monétaires.

Parallèlement, même si certains secteurs, comme l’agro-alimentaire, reste aux prises avec de fortes tensions inflationnistes, les indicateurs avancés montrent depuis plusieurs mois que les dynamiques de prix s’essoufflent partout : malgré le récent rebond, l’énergie reste bien en dessous de ses prix d’il y a un an, les prix à la production en Chine sont en déflation, et les tarifs de frêt, maritime comme routier, sont en très forte baisse depuis plusieurs mois.

Résultat, les indices d’inflation baissent. C’est évident aux Etats-Unis, avec un indice CPI certes toujours en hausse de 6,5% sur un an mais qui tombe à +0,2% annualisé sur les six derniers mois et même à -0,4% annualisé sur deux mois. C’est également visible en Europe, où les prix, après un pic à 10,6% en octobre, ont ralenti à 9,2% en décembre. Et la baisse très rapide du gaz grâce aux températures clémentes de cet hiver devrait permettre d’accélérer le mouvement dans les prochains mois.

Notre indicateur de conditions monétaires américain est monté à 81 en 2021. Il oscille autour de 31 actuellement dans une zone restrictive.

 

Source : Bloomberg / Montpensier Finance au 30janvier 2023

Pourtant, les banquiers centraux semblent ne pas se rendre à l’évidence, en particulier en Europe. Lors du dernier sommet de Davos, la présidente de la BCE a ainsi déclaré : « ma politique est simple : maintenir le cap ». Soutenue par le « triangle des faucons » – Allemagne, Autriche, Pays-Bas – Christine Lagarde n’en démord pas : ce sera encore 50 bp de hausse cette semaine et elle compte bien maintenir le rythme ensuite.

Notre indicateur de conditions monétaires de la zone euro est monté à 82en 2021. Il oscille autour de 36actuellement dans une zone restrictive.

Source : Bloomberg / Montpensier Finance au 30 janvier 2023

Du côté de la Fed, le front se fissure à peine. Le 20 janvier, Christopher Waller, membre du conseil des gouverneurs, a ainsi pour la première fois laissé entendre que si la tendance au ralentissement de l’inflation se poursuivait, un changement de politique monétaire serait envisagé, laissant même ouverte la possibilité d’une baisse de taux en fin d’année. Mais il est encore bien seul. Ses collègues poussent encore dans le sens de la poursuite du resserrement des conditions monétaires, au risque de casser les chances d’un atterrissage en douceur de l’économie.

Alors pourquoi cet acharnement ? Les banquiers centraux ne sont ni aveugles ni malintentionnés. Ils sont simplement en proie aux trois distorsions classiques du jugement que les travaux de Daniel Kahneman et Amos Tversky, spécialistes de l’économie comportementale, ont caractérisé comme des « biais cognitifs » à partir de 1974.

  • Le premier est le biais de confirmation. Il consiste à ne prendre en compte que les données qui confirment un diagnostic initial en laissant de côté celles qui pourraient l’infirmer. C’est ce qui se passe lorsque les indicateurs avancés d’inflation – en forte baisse – sont délaissés au profit des indicateurs retardés.
  • Le second est le biais d’autocomplaisance. Il consiste à s’attribuer la causalité essentielle d’un résultat lié en réalité à de multiples facteurs. Dans le cas des banques centrales, ce biais consiste à ne considérer que le resserrement des conditions de financement – taux d’intérêt, accès au crédit – est à l’origine des premiers résultats de baisse tangibles de l’inflation. Or ceux-ci sont principalement dus à la baisse des matières premières et à la normalisation des chaines d’approvisionnement après la fin des perturbations liées à la pandémie.
  • Le troisième biais, sans doute le plus fondamental, est le biais de cadrage : la réponse est influencée par la question posée. En l’occurrence c’est la définition même du rôle des banques centrales pour assurer la « stabilité des prix » qui est en cause.

La question qu’elles se posent à elles-mêmes des deux côtés de l’Atlantique est : « comment ramener l’inflation à des niveaux proches mais inférieurs à 2% ? », ce qui induit les réponses fondées sur l’atteinte d’indices d’inflation (retardés) de ce niveau, et accroit donc le risque d’erreur de politique monétaire.

Pour la BCE, il est difficile de changer profondément la question posée car la stabilité des prix est l’unique objectif de son mandat. En revanche, le seuil des 2% pourrait être plus facilement ajusté. Fixé en 2003 par la BCE elle-même, celle-ci pourrait, lors d’une nouvelle « initiative stratégique », redéfinir la notion même de « stabilité des prix » afin d’apporter davantage de flexibilité à son mandat.

Compte tenu des profondes divergences qui se font jour au sein de l’institution de Francfort, une telle initiative serait bienvenue. Pourquoi pas à Sintra lors du prochain séminaire européen des banquiers centraux en juin prochain ?

La Fed est, en théorie, plus libre de ses mouvements. Ses objectifs, fixés par le Federal Reserve Act de 1977 sont au nombre de trois : un marché de l’emploi dynamique, des prix stables, et des taux d’intérêt à long terme modérés. Jerome Powell a choisi d’articuler son action autour de la stabilité des prix, gelant la cible des 2% et lui subordonnant les autres objectifs fixés par la loi.

Sans changer cette dernière – très difficile à court terme au regard de la configuration du Congrès – rien n’empêcherait la Fed de revoir cette hiérarchie – et les 2% ! – en lui préférant un autre équilibre, autour du marché de l’emploi par exemple. Un pas en ce sens pourrait être fait à Jackson Hole lors du traditionnel symposium organisé par la Fed du Kansas durant la dernière semaine du mois d’août.

En attendant une hypothétique évolution stratégique – une de plus – la Fed comme la BCE doivent dès ce mois-ci rassurer les acteurs économiques et les investisseurs en abandonnant leur distorsion de jugement pour revenir à des politiques plus équilibrées, et surtout moins menaçantes pour la nécessaire croissance des économies.

Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste de Montpensier Finance