L’ère des taux négatifs devrait s’achever avec la pression inflationniste. Mais les banques centrales pourront-elles aller au bout de leurs intentions d’un retour vers l’orthodoxie monétaire ? Les marchés de taux et d’actions ont des réponses différentes et les tensions en Ukraine pourraient de surcroît troubler le jeu.
Après des années de léthargie, les taux d’intérêt se sont enfin réveillés. En Europe, le 10 ans allemand est désormais largement positif, au-delà de 0,2%, tandis que le taux français de même échéance dépasse 0,7% et son homologue italien se rapproche des 2%. Et que dire des États-Unis dont la référence, sur cette maturité, a franchi le 10 février cette même marque de 2% ! L’ère des taux à zéro, voire négatifs, touche à sa fin.
Rien de très mystérieux derrière ce mouvement rapide : mois après mois, les chiffres d’inflation montrent que la pression sur les prix est forte. D’abord, bien sûr, aux Etats-Unis, bien en avance dans le cycle de croissance : 7,5% de progression annuelle pour l’indice CPI en janvier. Mais aussi en Europe dont l’indice PCI (Eurozone) est en hausse de plus de 5% sur ce mois. Des chiffres au plus haut depuis des décennies !
Les banques centrales, garantes de la stabilité des prix, se devaient de réagir pour ne pas laisser les anticipations d’inflation s’ancrer trop haut et déclencher ainsi un phénomène autoalimenté. Elles ont donc haussé le ton, dès décembre pour la Fed, et lors de la réunion de politique monétaire du 26 janvier pour la BCE. Les marchés de taux n’ont fait que leur emboiter le pas. Désormais, ils intègrent cinq ou six hausses de taux Outre-Atlantique d’ici la fin de l’année, et potentiellement une, voire deux sur le Vieux Continent.
Ce resserrement monétaire, d’autant plus fort s’il devait être accompagné d’une diminution rapide de la taille du bilan des institutions monétaires, pourrait vite peser sur la croissance, d’autant que le temps des déficits budgétaires toujours à la hausse semble lui aussi révolu. C’est bien ce qu’indique la courbe des taux américaine qui s’aplatit de plus en plus et est sur le point de s’inverser lorsqu’on regarde les taux à dix ans et à deux ans. Alors les Etats-Unis – et donc l’économie mondiale – vont-ils vers une récession en fin d’année ?
Ce n’est pas tout à fait le message des marchés actions. Certes, ils s’inscrivent en repli depuis le début de l’année. Mais celui-ci reste relativement modéré, encore en deçà des 10% souvent considérés comme un premier seuil d’alerte pour les investisseurs, à l’exception du Nasdaq, qui souffre en priorité de la hausse des taux d’intérêt.
Par ailleurs, au sein des grand indices, les valeurs qui pourraient pâtir d’un ralentissement prononcé de l’activité économique, à l’image des entreprises du secteur automobile ou industriel ne sont pas les plus attaquées. Les banques, dont la profitabilité est liée à la fois à la vigueur de l’activité et à la pentification de la courbe des taux, demeurent recherchées après une longue période de disgrâce.
Comment réconcilier ces deux messages ?
Une première raison tient à la qualité de la saison des résultats, jusqu’ici globalement de bonne facture. Elle démontre que les entreprises ont su s’adapter avec succès à un environnement de pénuries et de tensions en tout genre.
Mais l’explication fondamentale reste probablement l’hypothèse que les marchés de taux prennent les banques centrales au pied de la lettre tandis que les marchés actions s’en tiennent plus à l’esprit de ces déclarations.
Ils anticipent – en se rappelant peut-être l’extrême prudence de Janet Yellen entre la fin des achats d’actifs de la Fed, en octobre 2014 et le début des hausses de taux en décembre 2015 – que si leur parole est extrêmement ferme – celle du président de la Fed de Saint Louis, James Bullard, le 10 février ayant été spectaculairement agressive avec sa proposition de monter les taux y compris entre les réunions programmées de politique monétaire – les actions le seront peut-être moins et qu’une pause dans le resserrement pourrait avoir lieu d’ici quelques mois. Après tout, les marchés obligataires n’anticipent-ils pas déjà une baisse de taux en 2024 face au probablement ralentissement ?
L’heure de vérité approche. Déjà, dans les heures qui viennent, le 15 février, arrive le vote de confirmation par le Sénat du directoire de la Fed, dont son président, Jerome Powell. La fin de la campagne électorale et le début du réalisme ? ou la vérification du célèbre adage du cardinal de Retz : « on ne sort de l’ambigüité qu’à son détriment. » ? Les interventions postérieures des membres du comité de politique monétaire de l’institution de Washington seront scrutées à la loupe.
Si la tension en Ukraine s’apaise, l’heure de vérité sonnera lors de la réunion du 10 mars prochain pour la BCE et celle du 16 de ce même mois pour la Fed. Les marchés attendent avec fébrilité cette date en espérant que les grands argentiers prennent leur temps et offre de la visibilité sur le chemin de l’inévitable hausse des taux.