Les banques centrales ont refermé le chapitre du resserrement monétaire à marche forcée mais hésitent désormais sur la marche à suivre. Et la politique budgétaire n’offre pas plus de visibilité. Nous rentrons probablement dans une période de Grande Transition.
La BCE, puis la Fed, ont chacune marqué un tournant dans leurs réunions de politique monétaire de mars. Certes, les deux banques centrales ont poursuivi leur chemin de remontée des taux d’intérêt – pour la huitième fois consécutive pour l’institution de Washington ! – mais l’inflexion est nette, tant dans les projections que dans les discours.
En Europe, malgré le rachat en urgence de Crédit Suisse par UBS, Christine Lagarde est restée fidèle à ses convictions exprimées en février. Elle a remonté de nouveau ses taux directeurs de 50 points de base pour porter le taux de dépôt à 3% et le taux de refinancement à 3,5%. Mais la suite s’annonce beaucoup plus hésitante et le scénario d’une pause dans le resserrement monétaire est clairement sur la table.
Aux Etats-Unis, malgré les fortes turbulences autour des banques régionales du pays et la faillite de Silicon Valley Bank, Jerome Powell a tenu à relever une fois encore son taux de référence, de la marche minimale de 25 points de base, pour le porter à 4,75%-5%. Cependant, là aussi, la dynamique parait stoppée puisque les projections des membres du comité de politique monétaire font état d’un taux cible médian à 5,1% fin 2023, avec une très forte concentration des prévisions autour de 5%.
L’ère qui s’ouvre est marquée du sceau de l’incertitude. Interrogé sur les conséquences de la crise bancaire sur l’activité de crédit et, par effet induit, sur la future trajectoire de taux d’intérêt, Jerome Powell l’a d’ailleurs avoué sans détour lors de sa conférence de presse du 22 mars : « nous ne savons tout simplement pas ».
Dans un style différent, Christine Lagarde était, le 16 mars dernier, sur la même position, en refusant de s’engager et en se réfugiant derrière la formule bien connue de la nécessité absolue d’analyser les futures données de crédit et d’inflation avant de prendre une quelconque décision.
Il faut dire que l’univers financier a pivoté depuis la faillite de Silicon Valley Bank le 11 mars. La crainte d’une fuite des dépôts et d’une déstabilisation des bilans, a conduit les banques régionales améri-caines à restreindre fortement la distribution de crédit.
Au 20 mars, ce brutal durcissement des conditions financières était d’une ampleur similaire à ce qu’il aurait été avec une hausse supplémentaire de 150 points de base des taux directeurs américains, selon les calculs de la société de gestion Apollo Global Management.
Dans ce contexte, compte tenu du poids de ces institutions régionales dans le crédit aux Etats-Unis – environ 40% des encours avec des pointes à plus de 65% pour l’immobilier commercial par exemple – le ralentissement de la demande, souhaité par la Fed pour peser sur l’inflation via l’emploi, ne nécessite plus de poursuivre à marche forcée le relèvement des taux. A l’inverse, la vitesse d’assèchement du crédit pourrait forcer la Fed à abaisser de nouveau ses taux d’ici quelques mois pour éviter une forte récession, même si Jerome Powell écarte pour l’instant ce scénario.
L’Europe, moins inquiète que les Etats-Unis quant à la stabilité de son système financier malgré l’épisode Crédit Suisse, n’est pas à l’écart de ces turbulences. De ce côté-ci de l’Atlantique aussi, les conditions de crédit se sont brutalement resserrées depuis deux semaines, et l’attention accrue des superviseurs bancaires risque en outre de prolonger, voire d’amplifier ce mouvement.
Cette évolution brutale, qui vient conclure la série de hausse de taux la plus rapide et la plus forte depuis plus de quarante ans, a également des conséquences sur la politique fiscale des Etats.
Jusqu’ici, le violent durcissement des conditions financières était vu par les autorités budgétaires comme un moindre mal face aux dégâts sociaux générés par l’inflation. La duration moyenne de la dette publique – aux alentours de 7 ans – a en effet limité les effets induits sur la charge annuelle de la dette. En France, après un plus bas à 35 milliards d’euros en 2020, elle est tout juste remontée au-dessus de 50 milliards d’euros en 2022, quasiment au niveau de 2008 pour une dette plus de deux fois plus élevée.
Mais la poursuite de la remontée des taux d’une part et la fin des programmes d’achat d’actifs d’autre part, ont fini par remettre la maitrise des dépenses publiques au centre du jeu en Europe en dépit de la volonté des gouvernements de soutenir le pouvoir d’achat des ménages et de préserver la compétitivité des entreprises face aux chocs externes. Même si les règles seront sans doute « personnalisées » pour le budget 2024, la barrière des 3% de déficit public sur PIB et celle – théorique – des 60% de dette publique sur PIB, restent des références.
Les contraintes fiscales seront d’autant plus fortes que le resserrement des conditions de crédit risque de peser rapidement sur la croissance et d’annuler totalement le bénéfice immédiat de l’inflation sur les rentrées d’argent. C’est ainsi que la BCE prévoit désormais un maigre 0,6% de croissance en zone euro cette année… dans le cadre de travaux réalisés le 15 février, bien avant les turbulences bancaires !
Aux Etats-Unis, le ralentissement économique risque d’être significatif en raison d’un impact élevé des conditions plus restrictives d’accès au crédit. Les contraintes fiscales, traditionnellement plus faibles que sur le Vieux Continent en raison du « privilège exorbitant » du dollar, pourraient même au contraire y être temporairement plus fortes : il faut en effet convaincre très vite la majorité républicaine de la Chambre des Représentants de relever le plafond de la dette. Et cela ne pourra sans doute se faire qu’au prix de concessions budgétaires significatives de l’administration démocrate. Inutile donc de compter sur la traction fiscale pour faire repartir la croissance.
Des deux côtés de l’Atlantique s’ouvre donc une phase de Grande Transition : moins de crédit mais une allocation du capital plus optimisée, un coût de l’argent durablement plus élevé mais plus stable et moins propice aux bulles financières, des dépenses budgétaires plus contraintes mais obligeant à une réflexion plus poussée autour des contours et de l’efficacité de la dépense publique.
Pour les investisseurs, ce nouveau monde, moins dépendant du soutien permanent des banques centrales, supposera de revenir aux fondamentaux de la création de valeur : un management solide et responsable, un business model résistant et profitable, une gestion du cash prudente et tournée vers l’avenir. Rien d’insurmontable, même si le chemin ne sera sans doute pas de tout repos !
Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste chez Montpensier Finance