Face aux ruptures stratégiques et aux bouleversements économiques, l’Europe est en difficulté. Pourtant, elle avance et peut se relancer pour affronter les défis de 2024.
Après le choc du 24 février 2022 et le retour de la guerre à l’Est de l’Europe, l’unité des 27 – en pleine coordination avec le Royaume-Uni malgré le Brexit – et l’agilité des entreprises et des chaines de valeurs, avaient permis au Vieux Continent de traverser sans trop de dommages économiques cette période de fortes turbulences.
Le bouleversement stratégique était néanmoins déjà majeur pour un Continent que la volonté farouche d’écarter le tragique de son histoire avait conduit depuis plus de soixante ans à enserrer les conflits dans une complexe architecture juridique permettant, après de longues négociations, d’édicter règles et normes communes.
L’Europe devait désormais se penser comme puissance pour se positionner face aux tentatives de déstabilisation du voisin russe, et défendre sa souveraineté au milieu des rivalités sino-américaines. Le Green Deal et une nouvelle approche des impératifs de concurrence et de libre circulation des capitaux, ont été la résultante de cette nouvelle donne.
Le 7 octobre 2023, au-delà de l’horreur des attaques, est venu rappeler avec fracas les fragilités de l’Union. Car le pivot énergétique européen, pour échapper au gaz russe, a accru la dépendance du Vieux Continent au marché international du GNL, qu’il provienne des Etats-Unis ou du Golfe Persique. Les coûts énergétiques européens sont déjà supérieurs de plus de 50% à leur moyenne des cinq années précédant la pandémie. Un poids majeur pour les grands acteurs économiques.
Outre les tensions énergétiques, l’autre conséquence du conflit au Moyen-Orient est le renforcement probable des tensions et des frictions dans les échanges mondiaux. Dès le 12 septembre dernier, l’Organisation Mondiale du Commerce avait alerté sur les premiers signaux tangibles de fracturation du commerce mondial et sur la baisse des échanges internationaux de biens.
Or l’Europe est le continent le plus ouvert, donc le plus susceptible potentiellement de souffrir si cette tendance venait à se confirmer, voire s’accélérer. Et ce, d’autant plus que le ralentissement est déjà très prononcé. Notre indicateur MMS Montpensier de Momentum économique pour la zone euro, toujours en très net territoire de contraction, montre que la tendance reste difficile, alors que les deux premières économies européennes peinent à se relancer.
Notre indicateur de MMS de momentum de croissance économique de la zone euro, français et allemand peinent à se redresser
Source : Bloomberg / Montpensier Finance au 24 octobre 2023
L’ambiance est d’autant plus pesante depuis plusieurs mois que la stratégie financière et économique de l’Union fait débat. Le cadre financier et budgétaire multi-annuel, qui doit être renouvelé en fin d’année et comprends en particulier les mesures d’aides budgétaires à l’Ukraine pour 2024, semble au point mort alors que les confrontations budgétaires aux Etats-Unis ont stoppé momentanément les financements vers Kiev.
Par ailleurs, la revue du pacte de croissance et de stabilité prend du retard alors que les marchés obligataires font peser jour après jour un poids plus important sur le refinancement des États.
Or l’Europe est entrée depuis quelques semaines dans un moment clé avec des discussions désormais concrètes pour intégrer sept ou huit nouveaux membres (le statut de la Géorgie étant encore flou à ce stade). L’élargissement serait le premier vers l’Est depuis 2007 (Bulgarie et Roumanie) et 2013 (Croatie).
Face à ce défi, l’Union doit avancer, et s’appuyer malgré tout, en dépit des désaccords récents, sur la relation franco-allemande.
Car l’Europe a toujours été propulsée par la volonté franco-allemande. Elle est le fruit lointain des déclarations de l’abbé Castel de Saint-Pierre appelant en 1713 à la « paix perpétuelle en Europe », projet repris par Emmanuel Kant en 1795, puis par Victor Hugo et ses « Etats-Unis d’Europe », pour finir par Richard Von Coudenhove-Kalergi et son manifeste « pan-Europa » écrit à Vienne en 1923.
Dans l’Union d’aujourd’hui, la fameuse « cathédrale normative européenne », parfois considérée comme tatillonne à l’excès, c’est un peu l’esprit de l’Empire des Habsbourg, adapté à cet après-guerre qui souhaitait encadrer la volonté de puissance française par l’esprit de rigueur luthérienne allemand, à tel point que le 14 décembre 1973, suite au premier élargissement au Danemark, à l’Irlande et au Royaume Uni, les 9 ont publié une « déclaration sur l’identité européenne » qui fait explicitement référence à l’ordre « moral, politique et juridique » promu par l’Union.
Des premiers signaux positifs apparaissent et témoigne d’une possible nouvelle dynamique. Le dossier énergétique, pourtant à l’origine de l’Union Européenne avec la Communauté Européenne sur le Charbon et l’Acier en 1951 et Euratom sur l’énergie nucléaire, en 1957, a longtemps été le symbole des fâcheries entre Paris et Berlin et des blocages de l’Union.
Or des avancées décisives ont eu lieu lors de la réunion franco-allemande à Hambourg les 9 et 10 octobre dernier, aboutissant à un compromis historique sur le marché de l’électricité le 17 octobre. Ce texte réintègre l’énergie nucléaire produite par les centrales existantes – ce qui était un point central de désaccord – dans le cercle des énergies décarbonées susceptibles de donner lieu à des contrats d’approvisionnement à long terme, déconnectés des prix de marchés de l’électricité en Europe, qui demeurent fondés sur le prix de la dernière unité à entrer en fonctionnement.
Ce texte parvient donc à préserver la solidité du marché intégré de l’électricité, crucial pour éviter les black-outs en cas de tension sur les réseaux, tout en réintégrant le nucléaire dans l’équation. Même si les sujets d’accès au financement pour les nouvelles centrales demeurent épineux, c’est un pas en avant très positif.
L’accord, centré autour de la production, doit servir de modèle pour permettre à l’Europe de se relancer. Dans le domaine budgétaire évidemment, mais aussi et surtout afin de permettre de dynamiser les capacités industrielles, financières et commerciales de l’Union.
Car l’Europe ne peut plus compter sur la seule puissance de son marché de consommation pour édicter des normes qui deviendront mondiales, comme pour les données numériques avec la RGPD. Pour ce sujet, ce qui comptait c’était le poids de la consommation des services numériques de l’Europe. Et c’est évidemment impossible de se passer de l’Europe pour un tel secteur.
Mais pour les domaines d’avenir comme l’intelligence artificielle, c’est très différent. Les chiffres sont impitoyables : entre 2013 et 2022, les Etats-Unis ont investi 249 milliards de dollars dans le domaine contre 7 milliards en Allemagne et moins de 5 en France. Selon une étude récente de Stanford, 54% des modèles mondiaux (par diffusion) d’IA sont américains, 3% allemands et moins de 2% français.
Pour rattraper le retard et gagner le « jeu de puissances » que constitue la formation des normes, le temps presse. Les américains ont retenu la leçon du RGPD et Joe Biden a déjà monté un groupe pour promouvoir des « volontary commitments » dans l’Intelligence Artificielle qui ont vocation à s’imposer à tous.
Il faut donc capitaliser sur le « cap » franco-allemand retrouvé dans l’énergie pour avancer sur des sujets cruciaux et pas seulement sur la discipline budgétaire : le numérique mais aussi la santé, dans laquelle l’Europe avec les avancées du danois Novo Nordisk, est à la pointe de la révolution des médicaments anti-obésité, les solutions climatiques, le marché européen de capitaux et l’Union Bancaire.
Il s’agit désormais de faire mentir l’adage bien connu « l’Amérique invente, la Chine copie et l’Europe régule ». L’Europe peut revenir dans le jeu de la production et de la puissance économique mondiale. Les investisseurs n’attendent que ce signal pour revenir sur les marchés du Vieux Continent !!
Par Wilfrid Galand, Directeur Stratégiste