La BCE joue en défense, la Fed en attaque. L’Europe refuse le risque, les Etats-Unis se construisent dessus. Le résultat les départagera mais le Vieux Continent part de loin.
Deux styles, deux ambiances. Confrontées à des dilemmes similaires – comment soutenir la croissance alors que l’inflation plonge et que le soutien budgétaire s’étiole – les dernières réunions et conférences de presse des deux plus grandes institutions monétaires du monde occidental, l’une à Francfort le 10 septembre et l’autre à Washington huit jours plus tard, ont montré deux approches bien différentes du « jeu » monétaire.
La Banque Centrale Européenne avait le dur privilège d’ouvrir la séquence le 12 septembre. Les attentes étaient claires : poursuivre la baisse des taux entamée en juin pour redonner de l’air à la croissance du Vieux Continent, mais surtout donner un cap et une stratégie monétaire claire.
Car l’urgence est là alors que certains indices nationaux de l’évolution des prix au sein de la zone euro sont désormais passés sous les 2% et que les diagnostics économiques pessimistes s’enchainent. Dernier en date, le rapport de Mario Draghi, publié quelques heures avant la conférence de presse de celle qui lui a succédé à la tête de la BCE, qui avertit du risque de décrochage de la zone euro si de puissants investissements de compétitivité n’étaient pas mis en œuvre très rapidement.
La réponse de l’institution de Francfort a été conforme à son approche depuis la prise de fonction de Christine Lagarde en novembre 2019 : patience, prudence et courte vue. Face à la récession qui menace et à la chute de l’inflation, la BCE persiste dans une baisse très graduelle – 25 bps – qui a pour conséquence de maintenir des taux réels élevés et une forte restriction financière.
Surtout, elle conserve son approche de pilotage par le rétroviseur, en se concentrant sur des données qui ne sont que le reflet d’une conjoncture passée et non pas des indicateurs de comportement futur à l’image du taux de marge des entreprises, des négociations salariales ou même de l’évolution des prix dans le secteur des services. L’impression donnée par la banque centrale européenne est de chercher par tous les moyens à ne pas donner prise aux critiques sur le non-respect de son objectif de stabilité des prix. La lettre des traités plutôt que l’esprit de ceux-ci.
Or, les indicateurs d’inflation eux-mêmes sont des reflets de dynamiques économiques passées. Se focaliser sur l’atteinte, à toute force, des 2% d’inflation, expose ainsi à laisser les prix baisser sous l’objectif et à enclencher une dynamique de déflation dans certains pays. Déjà, l’inflation en Italie, à 1,2% en août, approche du seuil critique pour un pays qui doit baisser son ratio de dette sur PIB.
Six jours plus tard, la Fed se présentait pour une décision là aussi très attendue. En dépit d’un contexte économique bien plus favorable que celui de son homologue européenne avec un taux de chômage à 4,2% et une croissance vigoureuse, toujours portée par le dynamisme de la consommation, les interrogations se sont récemment multipliées autour du ralentissement sensible du marché du travail et d’un élan industriel très inégal en fonction des États. Un nouveau cycle de baisse de taux était attendu.
Mais rien n’est simple car la Fed devait naviguer entre plusieurs obstacles : acter la baisse très nette de l’inflation désormais autour de 2,5% en rythme annualisé en fonction des différents indices, mais sans complètement baisser la garde ; reconnaître les fragilités récentes de l’emploi dans le pays, mais sans générer de craintes exagérées, et potentiellement auto-réalisatrices, sur la possibilité prochaine d’une récession ; et enfin prendre en compte les mouvements de marché ayant déjà anticipé les baisses de taux, sans toutefois se montrer dépendant des arbitrages passés des investisseurs.
Face à ces multiples injonctions contradictoires, la prudence – et la volonté de ne pas apparaitre partisan au cœur d’une campagne présidentielle très incertaine et extrêmement tendue – aurait conseillé de commencer prudemment ce nouveau cycle monétaire, par une baisse modeste de 25 bps. Jerome Powell a, au contraire, choisi de prendre son risque et d’initier la nouvelle phase par un mouvement important de 50 bps.
Les débats ont visiblement été animés au sein du conseil des gouverneurs avant de parvenir à cette décision puisque, pour la première fois depuis 2005, une opinion dissidente, celle de Michelle Bowman, a été ajoutée au communiqué. Interrogé en conférence de presse à ce sujet, le président de la Fed a reconnu des discussions « riches et intenses », ce qui signifie probablement, en langage diplomatique des banquiers centraux, de sévères disputes !
Néanmoins, Jerome Powell a su imposer une approche plus marquée, décidé, comme il l’a répété à deux reprises lors de ses échanges avec les journalistes spécialisés, à montrer par cette décision qu’il gardait le contrôle de la situation et n’était pas en retard dans son analyse des équilibres économiques et financiers du pays.
Le contraste avec son homologue européenne est cruel. Si les deux présidents se sont bien gardés de donner des indications claires sur le rythme et l’ampleur des baisses de taux à venir pour préserver leur liberté de décision ultérieure, Jerome Powell a placé sa nouvelle politique sous l’angle de la « recalibration » nécessaire, tandis que Christine Largarde s’est refusée à qualifier sa démarche, se contentant de son mantra habituel « nous déciderons réunion après réunion, en fonction des données disponibles ».
A sa décharge, face à la fragmentation et aux priorités divergentes de son conseil de politique monétaire, Christine Lagarde n’a probablement pas eu d’autre choix que d’opter pour le plus petit dénominateur commun, et à s’en tenir à une lecture étroite de son mandat. Ce faisant, elle accepte le risque de paraitre sourde aux avertissements des milieux économiques, qui plus est en refusant de s’engager ne serait-ce qu’a minima sur des principes d’action, alors que le rapport Draghi lui offrait pourtant une opportunité de le faire.
Les incertitudes politiques et géostratégiques très élevées qui entourent un Vieux Continent très ouvert et donc dépendant économiquement et financièrement de ses partenaires extérieurs, pourraient in fine donner raison à la BCE de privilégier la prudence à l’audace : un choc sur les matières premières ou sur les chaines de valeur aurait beaucoup plus d’impact immédiat de ce côté-ci de l’Atlantique.
Mais, en choisissant les petits pas, l’Europe accroit les risques de décrochage. Un changement de braquet de la BCE serait un signal puissant pour redonner de l’élan à la conjoncture et de la confiance aux investisseurs. Rendez-vous début novembre !
Par Wilfrid Galand , Directeur Stratégiste