Stabilité financière, croissance, inflation, les grandes interrogations de ces prochaines semaines tournent autour de la place et de la gestion des masses de dettes accumulées depuis 2008.
D’une crise à l’autre, la dette revient nous hanter. En 2008, c’est l’implosion du marché immobilier américain et des titres d’emprunts hypothécaires associés qui avait déclenché le tsunami financier ayant fait plonger les investisseurs et le monde économique dans l’angoisse. La réponse avait été, ironiquement, davantage de dette, bien davantage.
A l’exemple du colossal plan de relance chinois – plus de 15% du PIB du pays à l’époque, ce qui avait suscité le commentaire devenu célèbre du chef économiste d’HSBC : « ils vont dépenser comme s’ils n’avaient plus rien à perdre » – tous les acteurs économiques, publics comme privés, se sont lancés dans une frénésie de dépenses financées à crédit avec la bénédiction des banques centrales. Quinze ans, une pandémie et une guerre en Europe plus tard, la dette mondiale atteint 350% du PIB et le temps de l’insouciance touche à sa fin.
Car depuis fin 2021, les banques centrales ont sifflé la fin de la partie d’argent gratuit. Dès mars 2022, à peine trois semaines après le déclenchement des hostilités en Ukraine, la Fed initiait un nouveau cycle de hausse de taux, qui allait se révéler un an plus tard être le plus rapide depuis quarante ans et porter les taux de référence américains au-delà de 5%.
La BCE suivait le mouvement à partir de juillet dans un processus similaire, effaçant plusieurs années de taux négatifs et montant la marque de référence au-delà de 3%. Les banques centrales du monde entier étaient au diapason, à l’exception notable du Japon et de la Chine.
Dans un monde où l’endettement a pris une telle importance, ce changement brutal des conditions financières mondiales ne pouvait pas être sans conséquences et pose trois dilemmes aux décideurs économiques.
Le premier est celui de la gestion de la stabilité financière mondiale. Après des mois de silence, les grandes institutions réglementaires, à l’image de la Banque des Règlements Internationaux, ont alerté sur la nécessité de mieux piloter les risques liés à la remontée violente des taux et ont mis l’accent sur la probabilité grandissante d’un accident financier.
C’est précisément une gestion défaillante sur le risque de taux qui a conduit à la faillite de la Silicon Valley Bank le 8 mars dernier et à l’intervention en urgence de la Réserve Fédérale pour offrir un guichet de liquidités à toutes les banques en demande. En quelques jours, le bilan de la Fed est ainsi remonté de quelque 400 milliards de dollars, plus de la moitié des efforts de réduction des actifs depuis huit mois réduit à néant. Depuis, la marche vers la normalisation du bilan a repris, sans renouer toutefois avec les niveaux de début mars.
Mais la question demeure : comment consolider dans le temps la stabilité du système financier, sans remettre en cause la nécessaire normalisation des politiques monétaires, et sans excès de réglementation susceptible de brider pour de bon la dynamique économique mondiale ?
Nous touchons là au deuxième dilemme, celui de la croissance. Depuis 2008, celle-ci est de plus en plus « intensive » en dette. Autrement dit, chaque point de croissance nécessite de plus en plus de crédit. Cela est dû au ralentissement généralisé des gains de productivité dans le monde : l’efficacité des investissements décroit avec le temps.
L’objectif de l’allègement de la réglementation bancaire pour les banques régionales, décidé par les équipes de Donald Trump en 2018 avec le soutien de nombreux parlementaires démocrates à l’époque, était ainsi précisément d’accélérer la production de crédit au plus près de l’activité locale afin de conforter, voire d’améliorer encore, les bonnes performances de l’économie américaine. Au prix d’une fragilisation du tissu bancaire du pays, très émietté : il y a ainsi plus de banques dans l’État du Dakota du Nord que dans tout le Canada !
Or c’est précisément cet allègement qui a été accusé d’avoir poussé Silicon Valley Bank au bord de l’abîme… où les décisions managériales ont fini par la faire tomber ! Les autorités réglementaires américaines se sont emparées du sujet et cette zone grise ne devrait plus perdurer longtemps désormais.
Mais faut-il également brider les institutions non-bancaires comme les grands fonds d’investissement, y compris en dehors des Etats-Unis, pour accroître la maitrise sur l’ensemble du paysage financier, fut-ce au prix d’une activité plus faible, alors qu’elle donne précisément, en dehors de la Chine et, dans une moindre mesure de l’Asie en général, plus en plus de signes de fort ralentissement ?
Reste le troisième dilemme, celui de l’inflation. La montée de celle-ci à partir de début 2021, puis son accélération l’année dernière, a été l’élément déclencheur du renversement d’approche des banques centrales et du resserrement monétaire à marche forcée depuis un an.
L’atteinte de seuils majeurs dans les taux de référence (3% en Europe, 5% aux Etats-Unis) constitue déjà un seuil d’alerte : la masse de dette présente dans l’économie n’a rien à voir avec celle qui était là à la fin des années 1970, au moment où Paul Volcker lança son offensive qui allait porter les taux de la Fed à 20%.
Lorsqu’il prend son poste en 1979, la dette publique américaine dépasse en effet tout juste 20% du PIB, contre plus de 100% aujourd’hui, autant dire que le taux dit d’équilibre du système financier (R double Star dans le langage des banques centrales) n’a plus rien à voir avec celui d’il y a quarante ans.
Il faut donc d’urgence arrêter les hausses, voire initier, comme l’anticipent les marchés, un cycle de baisse. Seulement voilà, l’inflation sous-jacente perdure, les salaires progressent et même les anticipations d’inflation à un an publiées par l’Université du Michigan remontent. En Europe aussi, l’inflation « cœur » résiste. Alors que faire ?
D’autant que ce dernier dilemme est double pour les banques centrales : outre les hausses de taux, faut-il en outre poursuivre les mouvements de baisse de leurs bilans ?
Leur seule et unique priorité affichée depuis un an est claire : lutter contre l’inflation et l’empêcher de s’ancrer dans le paysage économique. Selon les enseignements du premier Nobel d’économie en 1969, Jan Tinbergen – à un objectif économique, un instrument – pour maitriser l’inflation, donc atteindre un seul et unique but, elles ne devraient utiliser qu’un seul outil.
Interrogés à ce sujet, lors des conférences de presse suivant les réunions de politiques monétaires, tant Jerome Powell que Christine Lagarde ont été clairs : cet outil, c’est l’augmentation des taux d’intérêt. Or la baisse des bilans, engagée depuis quelques mois, contredit cette affirmation et accroit les risques à court et moyen terme car elle conduit à l’assèchement rapide des liquidités dans le système financier.
Un triple dilemme donc, auquel les banques centrales devront vite apporter des réponses. La pression monte sur les réunions du mois de mai.
Par Wilfrid Galand